Youssef Tabti, Istanbul Trilogie 2015 2016 2017
Article écrit par Tuncay Kulaoglu*

Durant son séjour à l’Académie culturelle de Tarabya à Istanbul Youssef Tabti a développé trois projets influencés par la situation politique en cours de mutation. Ils sont ainsi l’expression d’une confrontation avec les événements en Turquie.

«C’est là que j’ai réalisé que soit j’étais fou, soit le monde l’était. Et je pariais sur le monde. Et, bien sûr, j’avais raison.»
Jean-Louis Lebris de Kérouac

La première partie de la trilogie était l’installation « Basaksehir : Exploration psychogéographique Istanbul #2 », que l’artiste a développée en collaboration avec des étudiants de la faculté d’urbanisme et d’aménagement du territoire de l’université Mimar Sinan. L’accent a été mis sur le quartier de Basaksehir à Istanbul avec sa « psychogéographie », un terme développé par l’International Situationisme, et qui explore la nature psychogéographique d’un espace urbain en utilisant des moyens tels que le cinéma, la photographie, les sons et la cartographie. Dans le cas de Basaksehir, un quartier en plein essor depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002, il s’agit d’une communauté invisible, fermée, habitée par une classe moyenne supérieure archi-conservatrice qui a bénéficié du boom économique des années 2000. L’enquête psycho-géographique de Tabti, liée à l’art, l’architecture, la géographie et la psychologie, prend Basaksehir comme symbole d’un développement national en Turquie, de plus en plus confronté à la division de la société. Les mécanismes profonds d’exclusion dans la société turque ont également eu un impact direct sur le projet de Youssef Tabti. Une interview d’une heure que la chaîne de télévision publique TRT a réalisée avec lui n’a pas été diffusée, les critiques de magazines d’art renommés ont été censurées et par la suite, les annonces de l’exposition sur différents sites web ont été supprimées.

 Basaksehir – Psychogeografic exploration Istanbul #2, 2015 © Youssef Tabti 2017


Tabti a réalisé le deuxième volet de sa trilogie à la Biennale de Sinop, une ville sur la côte de la mer Noire où, selon une enquête menée l’année dernière dans toute la Turquie, vivent les personnes les plus heureuses du pays. Tabti y a mis en scène le «jeu de guerre», un jeu de société dans lequel il ne s’agit pas de conquérir des territoires, mais de vaincre l’ennemi. Ici aussi, Tabti fait référence à l‘International Situationisme, à Guy Debord, qui a compris le jeu de société, apparu à la cour de Prusse à la fin du 18e siècle, non pas comme une «guerre» mais comme une «rupture de communication» et l’a développé plus avant. Initialement, Tabti d’une part voulait mettre le projet en scène dans la prison historique de Sinop, connue pour avoir accueilli de grands intellectuels turcs et aujourd‘hui transformée en musée d’histoire, d’autre part, il souhaitait choisir ses joueurs. Non seulement il n’y a pas été autorisé, mais le titre de son œuvre « War Game » a également été renommé « Game ». De plus, Tabti n’a pu activer le jeu qu’avec les joueurs qu’il avait préinscrits.

Kriegsspiel. 2016 © Youssef Tabti 2017


RHETORIQUE – La Colline du PNIX est la conclusion de la trilogie. L’installation vidéo, qui se concentre sur le thème de la liberté d’expression en démocratie, a dû être déplacée à Athènes suite au coup d’État en Turquie en 2016. Dans la dernière partie de sa trilogie sur Istanbul, Youssef Tabti a voulu aborder le thème de la liberté d’expression et de la démocratie, en échos à ses expériences récentes en Turquie. Cependant l’aggravation du climat politique dans le pays, notamment les arrestations massives d’intellectuels, y compris étrangers, ont obligé l’artiste à délocaliser son projet en Grèce voisine. Ce déplacement involontaire a mené le projet vers le berceau de la démocratie, plus précisément vers la colline du Pnix à Athènes, où les premières assemblées populaires se sont tenues 500 ans avant la naissance du Christ.
Le point de départ de Tabti a été de contextualiser historiquement la rhétorique, qui est à la fois art et science, en lien avec la liberté d’(in)expression et de montrer les références au présent. Ainsi Pnix a servi de décor, de berceau de la rhétorique, qui depuis lors a une longue tradition. Certains discours ont fait l’histoire, comme celui de défense de Socrate en 399 avant J.-C. jusqu‘au discours de Martin Luther King du 28 août 1963 à Washington D.C.

Rhetoric – Hill of the Pnix. 2017 © Youssef Tabti

Sur la colline historique, Pnix, Tabti a rencontré et conversé avec le théologien grec Christos Yannaras, controversé, pas seulement en Grèce, pour ses thèses progressistes. Yannaras plaide pour une réflexion sur la liberté d’expression et la démocratie telle qu’elles étaient pensées à l‘origine. Selon le théologien elles n’ont véritablement été pratiquées que pendant 50 ans et ceci, 500 ans avant la naissance du Christ. Tout ce qui a suivi n’est, pour le philosophe engagé, qu’une recherche constante de la démocratie originelle, que l’on n’a jamais su retrouver.
La conversation avec Christos Yannaras est filmée par Youssef Tabti et retransmise dans l‘installation vidéo RHETORIC – Hill of the PNIX présentée à l’occasion du 3e Salon d’automne du théâtre Maxim Gorki à Berlin. L’aspect psychogéographique est également présent dans cette œuvre de l’artiste qui représente la colline de Pnix et le forum de pierre dans des esquisses réparties dans tout l’espace d’exposition. Par contre la tribune à laquelle jadis tout le monde avait accès, l’artiste l’a déconstruite et matérialisée par des tiges de métal réparties dans tout l’espace. Elle symbolise une rupture de la communication, non seulement en Turquie, où la liberté d’expression est remise en question, mais dans le monde entier.

* Tuncay Kulaoglu est un auteur, cinéaste, dramaturge, conservateur et traducteur à Berlin. Co-fondateur du Festival du Film Turquie/Allemagne à Nuremberg et de la Ballhaus Naunynstraße (Co directeur artistique 2013-2014). Conseiller dramatique et co-directeur artistique pour le 3ème Salon d’automne de Berlin au Maxim Gorki Theater Berlin.

Ces projets ont précédemment été présentés dans différents lieux :
Basaksehir – Psychogeografic exploration Istanbul #2. 2015

Galerie REM Artspace, Istanbul, Turkey 2016
Mimar Sinan Fine Arts University Istanbul. Turkey 2017

Kriegsspiel. 2016
6. Sinopale (Biennale), Sinop. Turkey 2017
Hamburger Bahnhof-Museum für Gegenwart-Berlin 2018
8.Salon Hamburg. Germany 2019
Kunsthaus Hamburg. Germany 2020

Rhetoric – Hill of the Pnix. 2017
3. Berliner Herbstsalon. Gorki Theater Berlin. 2017
Frise-Künstlerhaus Hamburg. 2017

 

Youssef Tabti est né en 1968 à Paris, il vit et travaille à Hambourg.
Artiste conceptuel né en France, vivant en Allemagne, d’origine algérienne par son père, il se nourrit de ses multiples racines et attaches pour développer un travail qui tient compte à la fois d’un contexte sociétal et d’une réalité politique. Ses médiums sont divers allant de l’installation sonore, spatiale, à la photographie ou la vidéo. Ses processus de recherche passent par des méthodes souvent systématiques telles que l’archivage ou la collection. Il rassemble des données qu’il restitue dans ses œuvres sous la forme d’une invitation au public à venir activer ou prolonger un travail entamé. Le langage, la parole, le déplacement, l’errance sont autant de thèmes que l’on retrouve dans ses projets.

Le Petit Programme réunit 12 artistes familiers et partenaires fidèles de la programmation du centre d’art. Ce projet inédit et inhabituel leur consacre tour à tour une semaine de carte blanche pendant laquelle ils proposent chacun trois œuvres.
Le Petit Programme est également présenté dans l’espace d’exposition de La Kunsthalle Mulhouse, tel un projet en construction alimenté au fur et à mesure des semaines.